6

 

Ce qui existait entre Kinverson et Sundira ne semblait pas contrarier ce qui commençait à naître entre Sundira et Lawler. Le médecin était incapable de comprendre aussi bien les rapports entre Sundira et Kinverson que les siens avec la jeune femme. Mais il avait assez d’expérience en la matière pour savoir qu’essayer de comprendre était le meilleur moyen d’échouer. Il lui faudrait se contenter de ce qu’on lui offrait.

Une chose devint rapidement claire. Kinverson ne trouvait rien à redire à la liaison que Sundira entretenait avec Lawler. La notion de possession sexuelle semblait lui être totalement étrangère. Le sexe paraissait être pour lui quelque chose d’aussi naturel que la respiration : il le faisait sans y penser. Avec toutes celles qui étaient disponibles, aussi souvent que son corps en éprouvait le besoin. Une fonction naturelle, machinale, mécanique. Et il attendait des autres la même attitude.

Quand Kinverson s’entailla le bras, il vint voir le médecin pour faire désinfecter et panser sa blessure.

— Alors, doc, dit-il pendant que Lawler finissait son pansement, vous baisez Sundira, vous aussi ?

— Je ne vois pas pourquoi je répondrais à cette question, dit Lawler en serrant le bandage. Ce ne sont pas vos oignons.

— Bon, d’accord. Bien sûr que vous la baisez.

C’est une fille bien, Sundira. Trop intelligente pour moi, mais ça ne me dérange pas. Et ce que vous faites avec elle ne me dérange pas non plus.

— C’est très aimable à vous, dit Lawler.

— Mais, bien entendu, j’espère que c’est aussi valable dans l’autre sens.

— Que voulez-vous dire ?

— Ce que je veux dire, c’est qu’il y a peut-être encore quelque chose entre Sundira et moi. J’espère que vous comprenez ça.

— Elle est adulte, dit Lawler en lançant au pêcheur un long regard pénétrant. Elle peut faire tout ce qu’elle veut, avec qui elle veut et quand elle veut.

— Parfait. Ce n’est pas très grand, un bateau. Il vaut mieux éviter de faire des histoires pour une femme.

— Vous faites ce que vous avez à faire et moi aussi ! dit Lawler sans masquer son irritation. N’en parlons plus, voulez-vous ? À vous entendre, on croirait qu’elle n’est qu’un instrument dont nous voulons nous servir tous les deux.

— Oui, dit Kinverson. Et un bon instrument avec ça.

 

Peu de temps après, Lawler, qui s’était rendu à la cuisine, surprit Kinverson en compagnie de Lis Niklaus. Ils riaient, se palpaient, se frottaient l’un contre l’autre et grognaient comme des Gillies en rut. Lis lui adressa un petit clin d’œil et un gloussement rauque par-dessus l’épaule de Kinverson.

— Salut, doc ! lança-t-elle d’une voix pâteuse.

Lawler la regarda d’un air ahuri et sortit précipitamment.

La cuisine était très loin d’être un coin discret. À l’évidence, Kinverson ne prenait aucune précaution particulière pour éviter que Sundira – ou même Delagard – découvre qu’il avait une aventure avec Lis. Au moins, se dit Lawler, il est conséquent avec ses principes. Il s’en fiche. De tout et de tout le monde.

Dans la semaine qui suivit la tempête, Lawler et Sundira trouvèrent plusieurs occasions de se réfugier dans la cale. Le médecin dont les ardeurs étaient restées en sommeil pendant si longtemps retrouvait très rapidement le goût de la passion. Mais, autant que Lawler pût en juger, il n’y avait rien de tel chez Sundira, à moins qu’un plaisir rapide, efficace, enthousiaste, mais presque impersonnel pût être qualifié de passion. Lawler ne le pensait pas. Peut-être l’avait-il cru quand il était jeune, mais plus maintenant.

Jamais ils ne prononçaient une parole pendant qu’ils faisaient l’amour et après, étendus l’un contre l’autre, redescendant lentement des hauteurs auxquelles le plaisir les avait portés, ils limitaient leur conversation, d’un commun accord semblait-il, à des banalités. Les nouvelles règles furent très rapidement établies. Lawler se laissait guider par elle, comme il l’avait fait depuis le début. Sundira goûtait manifestement ce qu’il y avait entre eux et, d’une manière tout aussi évidente, elle n’avait nul désir d’approfondir leurs relations. Chaque fois que Lawler la rencontrait sur le pont, ils se contentaient d’échanger quelques paroles sans conséquence.

L’un d’eux disait : « Quel temps magnifique. » Ou bien : « La couleur de la mer est étrange, par ici. » Il disait : « Je me demande dans combien de temps nous arriverons à Grayvard. »

Elle disait : « Je ne tousse plus du tout, as-tu remarqué ? »

Il disait : « Tu n’as pas trouvé délicieux ce poisson à chair rouge que nous avons mangé hier soir ? »

Elle disait : « Regarde, on dirait un plongeur qui est en train de nager là-bas ! » Tout était impersonnel, courtois, contrôlé.

Jamais il ne disait : « Sundira, jamais je n’ai éprouvé ce que j’éprouve en ce moment. »

Jamais elle ne disait : « Val, j’attends avec impatience notre prochain rendez-vous. »

Jamais il ne disait : « Au fond, nous nous ressemblons beaucoup. Nous avons de la peine à nous intégrer dans un groupe. »

Jamais elle ne disait : « La raison pour laquelle j’ai voyagé d’île en île, c’est que partout, j’ai toujours cherché autre chose. »

Au lieu de connaître de mieux en mieux Sundira, maintenant qu’ils étaient amants, Lawler avait le sentiment qu’elle devenait de plus en plus distante et fuyante. Il ne s’attendait certes pas à cela et il aurait aimé qu’il y eût autre chose entre eux. Mais il ne voyait pas comment y parvenir, si elle ne le voulait pas.

Elle semblait vouloir le tenir à distance et n’accepter de lui que ce qu’elle obtenait déjà de Kinverson. À moins qu’il ne se méprît totalement sur elle, Sundira ne désirait aucune autre manière d’intimité. Jamais il n’avait connu une femme comme elle, aussi indifférente à la permanence, à la continuité, à l’union des esprits, une femme qui semblait prendre chaque événement comme il venait, sans jamais se donner la peine de le lier à ce qui avait déjà eu lieu ou à ce qui pouvait advenir. Puis l’idée lui vint qu’il avait connu quelqu’un qui vivait comme cela.

Ce n’était pas une femme. C’était lui-même, le docteur Lawler. Le jeune Lawler de l’île de Sorve, passant de maîtresse en maîtresse sans autre souci que celui de l’instant. Mais il était différent maintenant. Du moins il l’espérait.

 

Pendant la nuit, Lawler entendit des cris et des coups étouffés provenant de la cabine voisine de la sienne. Delagard et Lis Niklaus se querellaient. Ce n’était pas la première fois, loin de là, mais cette dispute semblait particulièrement violente et bruyante.

Le lendemain matin, de bonne heure, quand Lawler se rendit dans la cuisine pour prendre son petit déjeuner, il trouva Lis recroquevillée sur le fourneau, la tête détournée. De profil, son visage semblait gonflé et, quand elle se retourna, il vit qu’elle avait un hématome jaunâtre sur la pommette et un œil poché. Sa lèvre inférieure était fendue et tuméfiée.

— Voulez-vous que je vous donne quelque chose pour tout ça ? demanda Lawler.

— Je ne vais pas en mourir.

— J’ai entendu le bruit cette nuit. Sale histoire.

— Je suis tombée de ma couchette, c’est tout.

— Et vous vous êtes cognée contre toutes les cloisons de la cabine en hurlant et en jurant pendant au moins cinq ou dix minutes ? Et Nid, en vous aidant à vous relever, s’est mis à hurler et à jurer lui aussi ? Vous ne me ferez pas avaler ça, Lis !

Elle lui lança un regard dur et maussade. Elle semblait au bord des larmes. Jamais encore il n’avait vu Lis Niklaus, la dure, la coriace, sur le point de craquer.

— Le petit déjeuner peut attendre un peu, poursuivit-il d’une voix douce. Je vais nettoyer cette coupure et vous donner quelque chose pour apaiser la douleur des contusions.

— J’ai l’habitude, docteur.

— Il vous frappe souvent ?

— Assez souvent.

— On ne frappe pas les femmes, Lis. Plus personne ne le fait depuis l’âge des cavernes.

— Expliquez-le à Nid.

— Vous voulez que je le fasse ? Je vais lui parler.

— Non ! s’écria-t-elle, une lueur de panique dans les yeux. Je vous en prie, docteur, ne dites rien ! Il me tuerait !

— Vous avez vraiment peur de lui, n’est-ce pas ?

— Pas vous ?

— Non, répondit Lawler, surpris. Pourquoi aurais-je peur ?

— Peut-être n’avez-vous pas peur mais, vous et moi, ce n’est pas pareil. J’ai fait quelque chose qui lui a déplu, il l’a découvert et l’a pris beaucoup plus mal que je ne l’aurais imaginé. C’est une bonne leçon pour moi. Nid peut devenir complètement dingue. J’ai cru qu’il allait me tuer cette nuit.

— La prochaine fois, appelez-moi. Ou tapez sur la cloison de la cabine.

— Il n’y aura pas de prochaine fois. Dorénavant, je serai irréprochable. Et je parle sérieusement.

— Vous avez donc si peur de lui ?

— Je l’aime, docteur. Cela vous paraît incroyable, non ? Je l’aime, cet enfant de salaud ! S’il ne veut pas que j’aille baiser ailleurs, je ne le ferai pas. Voilà ce que je suis prête à faire pour lui.

— Même s’il vous tabasse ?

— Cela prouve que je compte pour lui.

— Vous ne parlez pas sérieusement, Lis.

— Mais si. Mais si.

— Seigneur ! dit Lawler en secouant la tête. Il vous flanque des raclées et vous, vous me dites que c’est parce qu’il tient à vous.

— Vous ne pouvez pas comprendre, docteur, dit Lis. Vous n’avez jamais pu comprendre ce genre de choses.

Lawler la considéra avec stupéfaction en essayant de se mettre à sa place. Mais elle lui était à cet instant aussi étrangère qu’un Gillie.

— J’imagine que vous avez raison, dit-il.

 

Après la tempête, la mer fut calme pendant quelques jours. Pas vraiment une mer d’huile, mais à peine agitée par une faible houle. Ils atteignirent une autre zone obstruée par les plantes aquatiques qu’ils avaient déjà rencontrées, mais elles étaient moins denses que la fois précédente et ils réussirent à la traverser sans avoir recours à l’huile aphrodisiaque du docteur Nikitin. Un peu plus loin, ils virent apparaître de gros bouquets serrés d’une mystérieuse algue flottante dont les longs filaments grêles jaune-vert se courbaient au passage des navires en émettant des sortes de longs soupirs tristes produits par des vésicules noires suspendues à de courtes tiges épineuses. « Repartez », semblaient-elles murmurer. « Repartez, repartez, repartez. » C’était un son inquiétant et troublant à la fois. À l’évidence, c’était un lieu qu’il valait mieux éviter. Mais les étranges algues disparurent rapidement, même s’il fut encore possible, pendant une demi-journée, de percevoir par intervalles leur murmure lointain et mélancolique porté par le vent.

Le lendemain, un autre animal marin inconnu apparut : c’était une gigantesque créature flottante composée d’une colonie d’animaux, toute une population, des centaines, voire des milliers d’organismes spécialisés suspendus à un gigantesque flotteur aux dimensions voisines de celles d’une plate-forme ou d’une bouche. Son corps charnu et transparent miroitait dans l’eau comme une île à peine immergée. En se rapprochant, ils purent distinguer les innombrables composants qui s’agitaient en vrombissant, en frémissant, en tourbillonnant pour accomplir leurs tâches individuelles, tel groupe d’organismes pagayant, tel groupe péchant des poissons, tels petits organes palpitants disposés sur le pourtour du corps servant de stabilisateurs à l’ensemble de l’organisme gigantesque dans son déplacement majestueux sur les flots.

Quand le navire s’approcha, la créature géante éleva plusieurs douzaines de structures en forme de tuyau, hautes de deux mètres, qui se dressaient comme d’épaisses cheminées claires et luisantes au-dessus de la surface de la mer.

— Qu’est-ce que cela peut bien être, à votre avis ? demanda le père Quillan.

— Un dispositif visuel ? suggéra Lawler. Des sortes de périscopes ?

— Non, regardez ! Il y a quelque chose qui sort…

— Attention ! cria Kinverson, perché dans la mâture. On nous bombarde !

Lawler se jeta au sol et entraîna le prêtre avec lui juste au moment où une boule d’une substance rougeâtre et gluante sifflait à leurs oreilles et tombait au milieu du pont, deux ou trois mètres derrière eux. On eût dit une sorte d’étron d’un rouge orangé, informe et tremblotant. De la vapeur commença à s’en élever. Une demi-douzaine d’autres projectiles atterrirent sur le pont, en différents endroits, et d’autres continuaient de passer en sifflant.

— Merde de merde ! rugit Delagard en piétinant frénétiquement les bordages. Cette saloperie attaque le pont ! Apportez des seaux et des pelles ! Des seaux et des pelles ! Virez de bord ! Virez de bord, Felk ! Foutons le camp d’ici !

Des grésillements et de la vapeur s’élevaient du pont attaqué par les boules orangées. À la barre, Felk s’efforçait d’échapper au bombardement en louvoyant avec une ardeur extrême. Il hurlait ses ordres et les matelots de quart manœuvraient furieusement les cordages et réglaient la voilure. Armés de pelles, Lawler, Quillan et Lis Niklaus couraient sur le pont pour prendre les projectiles gluants et corrosifs et les balancer par-dessus bord. Des marques calcinées restaient visibles sur le pont partout où une boule de substance acide avait attaqué le bois jaune pâle des bordages. La créature, déjà à une certaine distance, continuait, avec une hostilité machinale et méthodique, de projeter dans la direction du navire ses missiles qui retombaient maintenant dans la mer et s’enfonçaient en bouillonnant et en provoquant un dégagement de vapeur avant de disparaître.

Les marques calcinées qui parsemaient le pont étaient trop profondes pour être effacées. Lawler songea que, s’ils ne s’étaient pas débarrassés immédiatement des projectiles gluants, les bordages des ponts auraient été rongés de part en part jusqu’à la coque.

Le lendemain matin, Gharkid vit au loin un nuage gris de créatures volantes obscurcissant le ciel à tribord.

— Un vol nuptial de poissons-taupe !

Delagard lâcha un juron et donna l’ordre de virer de bord.

— Non, dit Kinverson, ça ne marchera pas. Nous n’avons pas le temps de manœuvrer. Il faut amener toute la toile.

— Quoi ?

— Il faut amener les voiles, sinon elles feront office de filets quand le vol de poissons-taupe arrivera sur nous et le pont sera couvert de ces saloperies.

Avec une bordée de jurons, Delagard donna l’ordre d’amener les voiles et, peu après, les mâts nus de la Reine d’Hydros se dressèrent vers le ciel d’un blanc métallique. Puis les poissons-taupe arrivèrent.

Les hideuses créatures vermiformes au dos couvert de piquants, affolées par le rut, se déployaient par millions, juste au vent de la flottille. Un océan de poissons-taupe dont les ailes en mouvement cachaient presque entièrement la mer. Ils prenaient leur essor en vagues successives, les femelles devant, en nombre incalculable, éclipsant le soleil. Elles battaient furieusement l’air de leurs petites ailes luisantes et pointues, tenant désespérément levée leur tête au nez camus, avançant en légions enragées. Et les mâles les suivaient de près.

Peu leur importait qu’il y eût ou non des navires sur leur trajectoire. Un navire n’était qu’un obstacle dérisoire pour les poissons-taupe en rut. Une montagne eût été tout aussi négligeable. Leur trajectoire était programmée génétiquement et ils la suivaient aveuglément, inexorablement. Même si cela impliquait qu’ils se fracassent, la tête la première, contre les flancs de la Reine d’Hydros. Même si cela impliquait qu’ils évitent de quelques mètres le pont du navire et s’écrasent contre la base d’un mât ou le gaillard d’avant. Rien n’avait d’importance. Il n’y avait plus personne sur le pont quand la nuée de poissons-taupe se présenta. Lawler savait ce que c’était d’être frappé par un jeune. Un adulte en proie à la fureur de son instinct sexuel devait se déplacer dix fois plus vite que celui qui l’avait seulement effleuré, et une collision serait très probablement fatale. Un coup porté obliquement de la pointe de l’aile entaillerait les chairs jusqu’à l’os. Le contact des poils durs qu’ils portaient sur le dos laisserait une trace sanglante.

La seule chose à faire était de se mettre à l’abri et d’attendre. Attendre jusqu’à ce que le ciel soit dégagé. Tous les passagers se réfugièrent dans l’entrepont. Pendant plusieurs heures d’affilée, l’air fut rempli d’un vrombissement confus, ponctué d’étranges petits gémissements et de chocs sourds et brusques.

Puis le silence revint enfin. Prudemment, Lawler et deux autres passagers remontèrent sur le pont.

Le ciel était vide. Les nuées de poissons-taupe s’étaient éloignées. Mais le pont était jonché d’animaux morts ou agonisants, entassés comme de la vermine au pied de toutes les superstructures qui avaient constitué un obstacle. Aussi mal en point qu’ils fussent, certains trouvaient encore la force d’émettre des sifflements menaçants et d’ouvrir les mâchoires. Ils essayaient de se redresser et de se jeter sur l’équipe de nettoyage. Il fallut la journée entière pour se débarrasser d’eux.

Après le passage des poissons-taupe arriva un nuage noir annonciateur de la pluie tant désirée. Mais, au lieu d’eau douce, ce fut un dépôt visqueux qui s’écoula de ses flancs : une masse mouvante de micro-organismes à l’odeur fétide dont les multitudes enveloppèrent le navire et laissèrent sur les voiles, les mâts, l’ensemble du gréement et chaque millimètre carré du pont un voile brun, gluant et glissant. Cette fois, c’est trois jours qu’il fallut pour tout nettoyer.

Après cela, il y eut de nouveaux poissons-pilon et Kinverson remonta sur la passerelle et tambourina sur son chaudron pour semer la confusion dans leurs rangs.

Après les poissons-pilon…

Lawler commençait à considérer la vaste mer couvrant toute la planète comme une force hostile, acharnée à leur perte, lançant inlassablement contre eux toutes sortes d’ennemis, en réaction à la présence de la flottille. Les navires causaient une démangeaison à l’océan et l’océan se grattait. Il se grattait parfois avec fureur. Lawler commençait à se demander s’ils survivraient assez longtemps pour atteindre Grayvard.

Enfin, ils eurent une journée de pluie. Une pluie abondante qui nettoya le dépôt visqueux laissé par les micro-organismes, chassa la puanteur des poissons-taupe morts sur le pont et leur permit de se réapprovisionner en eau douce au moment où la situation commençait de nouveau à paraître critique. Juste après la pluie, une troupe de plongeurs apparut et accompagna quelque temps les navires, folâtrant avec espièglerie et bondissant avec grâce dans l’écume comme des danseurs accueillant des touristes sur le sol de leur patrie. Mais à peine les plongeurs avaient-ils disparu, une nouvelle créature flottante projetant des boules orangées, à moins que ce ne fût la même, se rapprocha et les bombarda de nouveau de ses missiles incendiaires gluants. Comme si l’océan s’était tardivement rendu compte qu’en envoyant successivement la pluie et les plongeurs aux voyageurs, il leur montrait un visage trop aimable et comme s’il tenait à leur rappeler sa vraie nature.

Puis, pendant un certain temps, ce fut le calme. Le vent était modéré, les créatures marines s’accordaient une trêve dans leurs assauts incessants. Les six navires voguaient sereinement de conserve vers leur but. Leurs sillages, longs et droits, s’étiraient derrière eux comme des rubans carrossables à travers les solitudes infinies qu’ils venaient de troubler.

Dans la paix d’une aube parfaite – une mer sans vagues ou presque, un vent doux, un ciel miroitant, avec le joli globe bleu-vert d’Aurore juste au-dessus de l’horizon et une lune dans le ciel – Lawler monta sur le pont où il découvrit un petit groupe en conversation sur la passerelle. Il y avait Delagard, Kinverson, Felk et Léo Martello. Après quelques instants, Lawler aperçut également le père Quillan, à moitié caché par la haute stature de Kinverson.

Delagard avait à la main sa lunette d’approche. Il scrutait la mer et signalait quelque chose aux autres qui tendaient la main, écarquillaient les yeux et faisaient des commentaires.

Lawler gravit l’échelle.

— Il se passe quelque chose ?

— Et comment ! répondit Delagard. Un de nos navires a disparu.

— C’est une blague ?

— Regardez vous-même, dit l’armateur en tendant la longue-vue à Lawler. Une nuit très calme. Rien à signaler, d’après la vigie, entre minuit et le lever du jour. Comptez donc les navires, doc… Un, deux, trois, quatre.

Lawler porta la longue-vue à son œil.

Un. Deux. Trois. Quatre.

— Lequel n’est plus là ?

— Je n’en suis pas encore sûr, répondit Delagard en tortillant une mèche grasse de sa tignasse. Ils n’ont pas hissé leur pavillon. Gabe pense que ce sont les Sœurs qui ont disparu. Elles auraient profité de la nuit pour s’éclipser et suivre leur propre route.

— Ce serait complètement idiot, objecta Lawler. Elles sont à peine capables de diriger un navire.

— Jusqu’à présent, intervint Léo Martello, elles se sont bien débrouillées.

— Parce qu’il leur suffisait de suivre le convoi. Mais si elles ont essayé de naviguer toutes seules…

— Ouais, grommela Delagard. Ce serait complètement dingue. Mais elles sont dingues, ces putains de gouines ! Elles sont bien capables d’avoir fait une connerie comme ça…

Il s’interrompit en entendant un bruit de pas sur l’échelle de la passerelle.

— C’est vous, Dag ? cria l’armateur. Je l’ai envoyé dans la cabine radio pour appeler les autres navires, ajouta-t-il à l’adresse de Lawler.

Le visage ratatiné de Dag Tharp apparut, suivi du reste de son corps.

— C’est le Soleil Doré qui manque, annonça le radio.

— Les Sœurs sont sur la Croix d’Hydros, dit Kinverson.

— Exact, dit Tharp d’un ton aigre. Mais la Croix d’Hydros a répondu quand j’ai appelé. L’Étoile, les Trois Lunes et la Déesse aussi. Mais aucune réponse du Soleil Doré.

— Vous en êtes absolument certain ? demanda Delagard. Vous n’avez pas pu entrer en contact avec eux ? Il n’y avait vraiment rien à faire ?

— Si vous voulez essayer vous-même, vous n’avez qu’à descendre. J’ai appelé toute la flottille et quatre navires ont répondu.

— Y compris celui des Sœurs ?

— J’ai parlé à la sœur Halla en personne. Vous ne me croyez pas ?

— Qui est le capitaine du Soleil Doré ? demanda Lawler. J’ai oublié.

— Damis Sawtelle, répondit Léo Martello.

— Jamais Damis n’aurait décidé de partir de son côté. Cela ne lui ressemble pas.

— Non, dit Delagard, le regard chargé de suspicion, cela ne lui ressemble pas. N’est-ce pas, docteur ?

 

Toute la journée, Tharp essaya d’obtenir une réponse sur la fréquence du Soleil Doré. Les radios des quatre autres navires essayèrent en vain eux aussi.

Personne n’eut de réponse. Le silence. Le silence.

— Un navire ne peut pas disparaître comme cela pendant la nuit, dit Delagard qui marchait de long en large comme un fauve en cage.

— C’est pourtant bien ce qui semble s’être passé, dit Lis Niklaus.

— Tu vas la fermer, ta grande gueule ?

— Très distingué, Nid. Vraiment très distingué.

— Ferme-la, ou c’est moi qui vais te la fermer !

— Cela ne nous avance pas beaucoup, dit Lawler en se tournant vers Delagard. Avez-vous déjà perdu un navire dans ces circonstances ? Un navire qui disparaît comme cela, sans lancer un S.O.S., ni rien ?

— Je n’ai jamais perdu de navire. Point à la ligne !

— S’ils avaient été en difficulté, ils auraient lancé un appel radio, non ?

— À condition d’en avoir eu la possibilité, dit Kinverson.

— Que voulez-vous dire ?

— Imaginons que tout un groupe de ces filets aient grimpé sur le pont pendant la nuit. Le changement de quart a lieu à trois heures du matin : les hommes de quart descendent de la mâture, la relève monte sur le pont, tout le monde se fait prendre dans les mailles des filets et entraîner par-dessus bord. Cela fait déjà la moitié de l’équipage qui a disparu. Damis ou l’autre homme de barre sort du poste de timonerie pendant l’attaque pour voir ce qui se passe et il marche à son tour sur un filet. Et puis le reste de l’équipage, l’un après l’autre…

— Gospo a poussé des hurlements quand le filet s’est refermé sur lui, fit remarquer Pilya Braun. Vous croyez que tout l’équipage d’un navire pourrait se faire prendre par ces filets et entraîner par-dessus bord sans qu’un seul fasse assez de bruit pour avertir les autres ?

— Ce n’étaient donc pas des filets, dit Kinverson. C’est autre chose qui est monté à bord. Ou bien des filets, plus autre chose. Et ils sont tous morts.

— Puis une bouche qui passait par-là a englouti le navire, dit Delagard. Où est passé ce putain de navire ? Tout l’équipage a peut-être disparu, mais qu’est devenu le navire ?

— Un navire chargé de toiles peut dériver assez loin en quelques heures, même sur une mer calme, fit observer Onyos Felk. Cinq ou dix milles, peut-être plus… Qui sait ? Et il continue de s’éloigner. Même en cherchant pendant mille ans, nous ne le retrouverions pas.

— Ou peut-être a-t-il coulé, glissa Neyana Golghoz. Quelque chose l’a attaqué par-dessous, a percé un trou dans la coque et il a coulé tout doucement.

— Sans même envoyer un seul signal de détresse ? dit Delagard. Un navire ne coule pas en deux minutes. Quelqu’un aurait eu le temps de faire un appel radio.

— Je n’en sais rien, moi, poursuivit Neyana. Imaginons que cinquante créatures aient percé des trous dans la coque. Que la coque ait été criblée de trous. Que le navire ait été envoyé par le fond en moins de temps qu’il ne vous en faut pour lâcher un vent. Et hop ! il coule d’un seul coup et personne n’a le temps de rien faire. Je n’en sais rien. Ce n’est qu’une supposition.

— Qui était à bord du Soleil Doré ? demanda Lawler.

— Damis, Dana et leur petit garçon, commença Delagard en comptant sur ses doigts. Sidero Volkin. Les Sweyner. Ça fait six.

Chaque nom tombait comme un coup de hache. Lawler songea au vieux taillandier tout ratatiné et à sa vieille épouse ratatinée. Comme Sweyner était habile de ses mains, comme il s’entendait à tirer le meilleur parti des rares matériaux disponibles sur Hydros. Et Volkin, le charpentier, un dur, un travailleur infatigable. Et Damis. Et Dana.

— Qui d’autre ?

— Laissez-moi réfléchir. J’ai la liste quelque part, mais laissez-moi réfléchir. Les Hain ? Non, ils sont avec Yanez, à bord des Trois Lunes. Mais il y avait Freddo Wong et sa femme… Comment s’appelait-elle déjà ?

— Lucia, dit Lis.

— Oui, Lucia. Freddo et Lucia Wong, et la jeune Berylda, celle qui a de gros nichons. Et je pense qu’il y a aussi le petit frère de Martin Yanez. Oui. Oui.

— Josc, dit quelqu’un.

Oui, Josc.

Lawler éprouva une douleur déchirante, atroce. Le jeune homme aux yeux brillants, avide d’apprendre. Le futur médecin, celui qui était destiné à lui succéder un jour dans sa charge.

Il entendit une voix qui disait :

— Bon, cela fait dix. Combien étaient-ils à bord ? Quatorze ? Il nous en reste encore quatre à trouver.

Ils commencèrent à lancer des noms. Il était difficile, toutes ces longues semaines après le départ de Sorve, de se remémorer qui était à bord de chaque bâtiment. Mais il y avait quatorze personnes à bord du Soleil Doré. Tout le monde était d’accord sur ce chiffre.

Quatorze disparus, songea Lawler, écrasé par l’ampleur du désastre. Il le ressentait jusqu’à la moelle de ses os. Il se sentait personnellement diminué. Ces quatorze personnes avaient partagé sa vie, appartenaient à son passé. Disparues d’un seul coup. Disparues à jamais. La communauté venait d’être brutalement amputée de près d’un cinquième de ses membres. Sur l’île de Sorve, pendant une mauvaise année, il y avait tout au plus deux ou trois décès. La plupart du temps, il n’y en avait aucun. Et là, quatorze d’un coup. La disparition du Soleil Doré ouvrait une grande déchirure dans le tissu de la communauté. Mais n’avait-elle pas déjà volé en éclats ? Réussiraient-ils à reconstituer à Grayvard ce qu’ils avaient été contraints d’abandonner en quittant Sorve ?

Josc. Les Sawtelle et les Sweyner. Les Wong. Volkin et Berylda Cray. Quatre autres encore.

Lawler les laissa en pleine discussion sur la passerelle et redescendit dans l’entrepont. Dès qu’il entra dans sa cabine, il se précipita vers le flacon d’extrait d’herbe tranquille. Huit gouttes, neuf, dix, onze. Disons une douzaine aujourd’hui, d’accord ? Oui. Oui. Une douzaine. Pourquoi pas ? Une double dose : il fallait bien cela pour apaiser la douleur.

— Val ?

C’était la voix de Sundira, devant la porte de la cabine.

— Tout va bien ?

Il la fit entrer. Les yeux de la jeune femme s’attardèrent sur le verre qu’il tenait à la main, puis remontèrent vers son visage.

— Tu as vraiment mal, hein ?

— Comme si j’avais perdu plusieurs doigts.

— Ces gens comptaient beaucoup pour toi ?

— Certains d’entre eux, oui.

L’herbe tranquille commençait à agir. La douleur n’était plus aussi vive. Sa propre voix lui donnait l’impression d’être voilée.

— Les autres étaient de simples connaissances, poursuivit-il, des gens qui faisaient partie de la vie de l’île, des visages depuis longtemps familiers. L’un d’eux était mon élève.

— Josc Yanez.

— Tu le connaissais ?

— Un gentil garçon, dit-elle avec un petit sourire triste. Un jour où j’étais partie nager, il est venu vers moi et nous avons parlé un moment. Surtout de toi. Il te vouait un véritable culte, Val. Plus encore qu’à son frère, le capitaine. Mais je suis en train de te rendre les choses encore plus difficiles, ajouta-t-elle, le front barré par un pli d’inquiétude.

— Pas… vraiment…

Il avait la bouche pâteuse. La dose d’herbe tranquille était trop forte.

Elle lui prit le verre et le posa sur la table.

— Je suis désolée, dit-elle. J’aimerais pouvoir t’aider.

Approche-toi, voulut dire Lawler, mais il était incapable de proférer une parole et il garda le silence.

Sundira sembla quand même comprendre ce qu’il ne pouvait articuler.

 

Pendant deux jours, la flottille mouilla au beau milieu de l’immensité déserte tandis que Dag Tharp, sur les instructions de Delagard, passait en revue toutes les bandes de fréquence pour essayer d’entrer en contact radio avec le Soleil Doré. Il établit le contact avec les radios d’une demi-douzaine d’îles, avec un navire, l’Impératrice d’Aurore qui assurait la liaison entre différentes îles de la Mer d’Azur, avec une station minière flottante, très loin au nord-est, dont l’existence fut une surprise pour lui, et une mauvaise surprise pour Delagard. Mais pas un mot, pas un murmure en provenance du Soleil Doré.

— Très bien, déclara enfin l’armateur. Si le navire flotte toujours, ils trouveront peut-être un moyen pour nous joindre. S’il n’est plus à flot, nous n’aurons pas de nouvelles. De toute façon, nous ne pouvons pas rester éternellement ici.

— Croyez-vous que nous découvrirons un jour ce qui leur est arrivé ? demanda Pilya Hiaun.

— Probablement pas, répondit Lawler. L’océan est immense et il grouille de créatures dangereuses sur lesquelles nous ne savons rien.

— Si au moins nous savions ce qui les a attaqués, dit Dann Henders, nous serions mieux à même de nous défendre si nous devions être attaqués à notre tour.

— Quand ce qui les a attaqués s’en prendra à nous, dit Lawler, nous saurons ce que c’est. Mais pas avant.

— Espérons donc que nous ne le saurons jamais, dit Pilya.

La Face des eaux
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